"Placer PSL à la pointe de la révolution numérique en chimie"

Interview de Thijs Stuyver, chercheur en chimie numérique à Chimie ParisTech – PSL, chercheur PR[AI]RIE-PSAI, et co-porteur du Grand Programme ChemAI



Pour commencer simplement : qu’est-ce que le grand programme ChemAI et pourquoi est-il important pour l’avenir de la chimie ?

ChemAI part d’un constat simple : en chimie, une immense quantité de données est produite chaque jour dans les laboratoires, mais seule une petite partie est publiée – et encore, surtout les « succès ». Les résultats négatifs, pourtant riches d’enseignements, disparaissent souvent. De plus, les données ne sont pas enregistrées de façon homogène ou standardisée, ce qui limite fortement leur exploitation par l’intelligence artificielle.
 
Une première ambition de ChemAI est donc de transformer cette culture : mieux organiser, partager et valoriser toutes les données, afin de les rendre réellement utilisables par des modèles d’IA. Mais ce n’est que la moitié du projet. En parallèle, nous allons développer et adapter des outils d’intelligence artificielle spécifiquement pour la chimie, capables de prédire des propriétés, de proposer de nouvelles expériences ou encore d’optimiser des procédés complexes.
 
En combinant ces deux aspects – des données de qualité et des méthodes avancées d’IA – ChemAI vise à accélérer concrètement la découverte de nouvelles molécules, de matériaux innovants ou de réactions plus durables, et à placer PSL à la pointe de la révolution numérique en chimie.

L’intelligence artificielle est déjà utilisée pour traiter de vastes ensembles de données dans de nombreux domaines. Quelles avancées spécifiques peut-elle permettre en chimie, que les méthodes traditionnelles n’auraient pas pu atteindre ?


La chimie est, par essence, un domaine combinatoire : il existe d’innombrables façons de combiner les atomes et les molécules pour créer de nouvelles substances et matériaux. De même, chaque procédure expérimentale implique une multitude de paramètres possibles – température, solvants, catalyseurs, temps de réaction, conditions de synthèse – qui multiplient encore les possibilités. Cette profusion crée des espaces de recherche gigantesques, impossibles à explorer de manière systématique uniquement par l’intuition du chercheur.
 
C’est ici que l’intelligence artificielle change la donne. Elle nous permet de naviguer dans ces océans de possibilités de façon rationnelle et fondée sur les données. Concrètement, elle peut accélérer l’optimisation de réactions chimiques en identifiant rapidement les conditions les plus efficaces parmi des milliers de combinaisons. Elle peut aussi guider la conception de matériaux inédits, par exemple pour le photovoltaïque ou le stockage de l’énergie, en prédisant leurs propriétés avant même de les fabriquer. Enfin, elle offre de nouvelles clés pour analyser des phénomènes complexes, comme le comportement d’une cellule vivante ou la dynamique d’une réaction chimique en temps réel.
 
En bref, l’IA ne remplace pas la créativité et la vision d’ensemble du chimiste, mais elle l’amplifie : elle peut proposer des solutions inédites tout en prenant en charge le travail minutieux d’exploration et d’optimisation, si fréquent en chimie.
 

Ce programme mise aussi sur la formation des futures générations. À quoi ressemblera, selon vous, le métier de chimiste dans dix ou vingt ans grâce à ces nouveaux outils ?


Nous assistons déjà à une évolution profonde du métier de chimiste dans certains laboratoires à la pointe : les expériences deviennent de plus en plus automatisées, avec des robots capables de réaliser des centaines d’essais en parallèle, et les décisions de recherche s’appuient de plus en plus sur l’analyse de données massives. Cette tendance est générale et va progressivement s’imposer dans la plupart des laboratoires expérimentaux au cours des prochaines décennies, transformant la pratique quotidienne de la chimie.
 
Le chimiste de demain devra donc savoir travailler main dans la main avec ces nouvelles technologies. Il ou elle ne se limitera plus à manipuler directement les produits au laboratoire, mais concevra et pilotera des campagnes expérimentales à grande échelle, interprétera les résultats avec l’aide de l’IA, et saura intégrer des compétences en data science dans sa pratique quotidienne. En somme, le métier évoluera vers une collaboration étroite entre l’humain et la machine : la créativité et la vision du chercheur, renforcées par la puissance de l’automatisation et de l’intelligence artificielle.

En quoi ChemAI peut-il contribuer à relever certains grands défis actuels — comme la transition énergétique, la lutte contre la pollution ou la découverte de nouveaux médicaments ?


Les grands défis de notre époque – développer des sources d'énergie durables, lutter contre la pollution, inventer de nouveaux médicaments – nécessitent des solutions rapides. Or, la recherche en chimie est souvent un processus long et complexe, car chaque nouvelle molécule ou matériau demande des années d’essais et d’erreurs.
 
Avec ChemAI, nous voulons accélérer ce rythme. En améliorant la manière dont les données sont collectées et partagées, et en utilisant des modèles d’IA pour guider nos choix expérimentaux, nous pouvons prendre des décisions plus efficaces et concentrer nos efforts là où les chances de succès sont les plus grandes. Cela signifie avancer plus vite dans la mise au point de matériaux pour capter le CO₂, dans l’optimisation de procédés chimiques plus durables, ou encore dans l’identification de molécules thérapeutiques prometteuses.
 
En un mot, ChemAI vise à transformer la vitesse du progrès en chimie, pour que la recherche puisse répondre plus rapidement et plus efficacement aux enjeux cruciaux de la société.